LES LIQUIDES IONIQUES.

Gérard GOMEZ


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1) Définition

2) Constitution

3) Quelques propriétés

4) Bref historique et applications

5) Quelques liquides ioniques très utilisés

6) Préparations


1) Définition :

Les liquides ioniques sont des sels ayant une température de fusion inférieure à 100°C (on verra que dans les faits, certains composés à point de fusion supérieur seront quand même considérés comme liquides ioniques) ; cette température a été prise arbitrairement ; c'est la température d'ébullition de l'eau sous la pression atmosphérique normale.

Il est à remarquer que beaucoup de ces composés qui ont des applications courantes sont liquides à température ambiante.

Remarques :

            - Le chlorure de sodium fondu, par exemple n'entre pas dans cette catégorie car sa température de fusion (environ 800°C) ne répond pas à la définition.

            - Une solution aqueuse de chlorure de sodium non plus car les ions qu'elle contient ne sont pas ceux d'une substance fondue.

Un exemple de liquide ionique :

BMIMPF63

C'est un sel (BMIM PF6) formé par l'association d'un cation 1-Butyl-3-Méthyl IMidazolium (acronyme BMIM) et d'un anion hexafluorophosphate ; son point de fusion est environ 8°C. Il est donc liquide à température ordinaire.

 

2) Constitution d'un liquide ionique :

Il existe de nombreux liquides ioniques ; ils sont formés par l'association

 

·         d'un cation, le plus souvent organique (hétérocyclique) parmi les :

 

- Alkylpyridiniums

ALKYLPYRIDINIUM.gif

- Alkylpyrrolidiniums

 

PYRROLIDINIUMS.gif

 

- Alkylimidazoliums

IMIDAZOLIUMNNN

 

- Alkyltriazoliums

TRIAZOLIUM2

 

- Alkylpipéridinium

PIPERIDINIUM

 

 

 

mais aussi des cations tels que :

 

- Tétraalkylammoniums

TETRAALKYLAMMONIUMS.gif

- Tétraalkylphosphoniums

TETRAALKYLPHOSPHONIUMS.gif

 

Remarque :

Des cations portant des fonctions organiques telles que amines, alcools, éthers, acides carboxyliques, nitriles …. ou encore des cations chiraux (voir annexe 2) ont été mis en œuvre.

 

·         D'un anion,

 

                        -soit inorganique

F-, Cl-, Br-, I-, NO3-, ClO4-, CuCl2- , AuCl4-, ZnCl3-, SnCl3-, BF4-, PF6-, SbF6-, AsF6-, AlxCl(3x+1)-

 

                        - soit organique

CH3CO2-, CF3CO2-, CH3C6H5SO3- (ion tosylate ou TsO-), CF3SO3- (ion triflate ou TfO-), (CF3-SO2)2N- (ion bis(TriFluorométhane Sulfonyl) Imide ou TFSI), (F-SO2)2N- (ion bis(Fluoro Sulfonyl) Imide ou FSI), BR4-, R3BOH- …..

 

La diversité des propriétés résultant de l'association d'un cation donné avec différents anions et le nombre de combinaisons possibles fait dire de ces liquides ioniques que ce sont des composés que l'on peut fabriquer "sur mesure" pour une application donnée.

 

3) Principales propriétés des liquides ioniques :

Les propriétés physico-chimiques sont très dépendantes de la pureté du produit et varient beaucoup avec la présence d'eau ou d'ions halogénures.

Les propriétés des liquides ioniques purs dépendent de la taille et de la nature des ions qui les composent ; ainsi par exemple :

            - avec des anions Cl-, Br- ou trifluoroacétates ils sont hydrophiles (solubles dans l'eau)

            - avec PF6- ou bis(triflyl) amidure ils sont hydrophobes et forment deux phases liquides avec l'eau.

·         Une des raisons qui explique leur faible point de fusion, alors que leur nature ionique pouvait faire penser le contraire, est que leurs constituants sont généralement asymétriques ; cette asymétrie rend plus difficile leur arrangement en structure fortement ordonnée avec, donc, un réseau de grande énergie. De fait, leur structure cristalline de faible énergie entraîne un point de fusion relativement bas.

La distribution des charges sur les ions est aussi un facteur intervenant sur le point de fusion. Plus la taille des ions est importante et donc la charge délocalisée dans l'espace et plus le point de fusion est bas. On remarque ce phénomène par exemple, avec des structures aromatiques qui participent à cette délocalisation.

·         Ils ont une forte viscosité ; elle s'explique par les importantes interactions entre les ions qui les composent et qui entraînent une moins grande mobilité de l'ensemble.

·         Ils ont une stabilité thermique et chimique élevée.

Les liquides ioniques ayant un anion faiblement nucléophile sont stables jusqu'à 400°C.

Ils sont ininflammables sauf les nitrates et les picrates.

·         Ils sont bons conducteurs de l'électricité.

La conductivité ionique d'un électrolyte est l'aptitude qu'il a à se laisser traverser par un courant électrique ; plus celle-ci est grande et meilleure est la qualité du liquide ionique comme électrolyte. En général une forte viscosité diminue la conductivité ionique. Ainsi EMIM-BF4  a une viscosité à 25°C de 25,7.10-3 Pa.s et une conductivité à 25°C de 14 mS.cm-1 tandis que BMIM-BF4 (même anion avec un groupement butyle à la place d'un groupement éthyle dans le cation) a une viscosité à 25°C de 180.10-3 Pa.s et une conductivité à 25°C de 3,5 mS.cm-1 ; on voit donc qu'on a intérêt à utiliser des liquides ioniques de faible viscosité si on les destine à être des électrolytes.

·         Ils possèdent une tension de vapeur très faible et donc une faible volatilité qui permet une séparation facile des produits dissous, par distillation, et évite une exposition aux vapeurs non contrôlées.

On peut facilement les régénérer et les recycler.

·         Ils sont relativement peu coûteux et faciles à synthétiser.

Toutes ces qualités vont dans le sens d'une chimie propre.

·         Leur toxicité dépend de leur composition. Sont notablement toxiques ceux ayant PF6- comme anion ou les ions imidazolium comme cation, la toxicité augmentant avec la longueur des chaînes alkyles.

 

4) Bref historique et applications des liquides ioniques :

Le premier liquide ionique recensé date du milieu du 19ème siècle ; il apparaissait sous forme d'une huile rouge lors de la préparation du toluène à partir du benzène par réaction de Friedel et Crafts (réaction du benzène sur le monochlorométhane en présence de AlCl3 (Trichlorure d'aluminium)) ; sa structure :

LIFC.gif

Le premier liquide ionique synthétisé le fut en 1914 pendant la première guerre mondiale par Walden et ses collaborateurs qui cherchaient de nouveaux explosifs : le nitrate d'éthylammonium (température de fusion : 12°C).

Il a fallu attendre les années 1960-70 pour que des recherches soient faites dans ce domaine par l'armée américaine qui voulait améliorer les caractéristiques des électrolytes des piles thermiques (voir annexe 1); elles ne furent pas couronnées de succès.

C'est seulement dans les années 1990 que les cations dialkylimidazolium associés aux anions nitrates, sulfates, acétates, tétrafluoroborates, hexafluorophosphates commencèrent à avoir des applications pratiques dans les piles et les batteries. C'est aussi à cette époque que l'on commence à les utiliser comme solvants.

De nos jours, ils trouvent de nombreuses applications dans beaucoup de domaines comme par exemple la synthèse organique, la catalyse, la chromatographie, l'électrochimie (électrolytes de batteries et dépôts métalliques), les extractions (désulfuration des carburants par exemple ou extraction des actinides des effluents de centrales nucléaires), les préparations de nanoparticules, les additifs de polymères ….

 

5) Quelques liquides ioniques très utilisés :

On commencera par les plus connus :

            - Les sels d'imidazolium

IMIDAZOLIUMNNN

Nom

Acronyme

R1

R2

R3

1-Ethyl-3-méthylimidazolium

EMIM

C2H5

H

CH3

1-Butyl-3-méthylimidazolium

BMIM

C4H9

H

CH3

1-Hexyl-3-méthylimidazolium

HMIM

C6H13

H

CH3

1-Octyl-3-méthylimidazolium

OMIM

C8H17

H

CH3

1-Décyl-3-méthylimidazolium

DMIM

C10H21

H

CH3

1,3-Dibutylimidazolium

BBIM

C4H9

H

C4H9

1-Butyl-2,3-diméthylimidazolium

BMMIM

C4H9

CH3

CH3

 

Ces cations pouvant être associés à n'importe lequel des anions cités au paragraphe 2.

Ainsi par exemple

·         BMIM PF6

BMIMPF63

de formule moléculaire C8H15F6PN2, de densité 1,37, il est hydrophobe, a une viscosité dynamique de  285.10-3 Pa.s à 25°C (par comparaison la viscosité de l'eau à 20°C est de 1.10-3 Pa.s) ; il est soluble dans l'acétonitrile, l'acétone, le dichlorométhane, le THF, le DMSO et est utilisé pour la synthèse, la catalyse, la séparation et l'extraction ainsi qu'en biotechnologie (biocatalyse par exemple ou purification de protéines).

Son point de fusion : entre 6 et 10°C.

 

·         BMIM Acétate

BMIMACETATE

de formule moléculaire C10H18N2O2, de densité 1,02, il est hydrophile, a une viscosité dynamique de  440.10-3 Pa.s à 25°C ; il est soluble dans l'eau, l'acétonitrile, l'acétone, le dichlorométhane et est surtout utilisé pour la synthèse et la catalyse.

Son point de fusion est inférieur à -20°C.

 

·         EMIM Méthyl-phosphonate,

EMIMPHOSPHONATE

de formule moléculaire C7H15N2PO3 il est hydrophile, protique, a une viscosité dynamique de  107.10-3 Pa.s à 25°C ; il est soluble dans l'eau, le méthanol, l'éthanol et est surtout utilisé en biotechnologie et pour l'extraction.

 

·         EMIM–TFSI et BMIM-TFSI

 

EMIMTFSI.gif

BMIMTFSI.gif

sont envisagés comme électrolytes pour les accumulateurs au sodium qui remplaceront probablement les accumulateurs au lithium, avec une technologie comparable mais utilisant le sodium, beaucoup plus abondant sur Terre.

 

On citera aussi quelques sels relatifs aux autres cations :

 

            - Sels d'ammonium

 

·         N,N-Diméthyl-N-éthyl-N-benzyl ammonium pour le cation et  Bis (Trifluorométhanesulfonyl)imide pour l'anion :

AMMONIUMLIQUIDEIONIQUE.gif

 

de formule moléculaire C13H18F6O4S2N2  est un composé aromatique, hydrophobe ayant une viscosité dynamique de 400.10-3 Pa.s à 25°C ; il est utilisé pour la synthèse, la catalyse, la séparation et l'extraction.

 

·         N-Triméthyl-N-hexylammonium associé à un ion bromure

AMMONIUMHEXYLBROMURE.gif

de formule moléculaire C9H22NBr est un composé hydrophile, soluble dans l'eau et est surtout utilisé en biotechnologie.

Son point de fusion 182-184°C.

 

·         (N,N-diéthyl-N-méthyl-N-(2-méthoxyéthyl))ammonium pour le cation et bis(fluorosulfonyl)imide

AMMONIUMIMIDE.gif

de formule moléculaire C8H20F2N2O5S2 est un composé hydrophobe et est utilisé comme électrolyte de piles, de batteries et de supercapacités (stockage d'énergie).

 

            - Sels de phosphonium

 

·         Trihexyl(tétradécyl)phosphonium pour le cation et l'anion chlorure

PHOSPHONIUM1.gif

de formule moléculaire C32H68PCl est un composé hydrophobe, soluble dans l'hexane, le toluène, le diéthyléther, le dichlorométhane et le THF, de densité 0,882 ; il a une viscosité dynamique de 1824.10-3 Pa.s à 25°C.

Son point de fusion est -50°C.

Il est utilisé en synthèse et en catalyse.

 

·         Trihexyl(tétradécyl)phosphonium pour le cation et dicyanamide pour l'anion

DICYANAMIDE.gif

de formule moléculaire C34H68N3P est un composé hydrophobe, soluble dans l'hexane, le toluène, le diéthyléther, le dichlorométhane et le THF, de densité 0,898 ; il a une viscosité dynamique de 280,4.10-3 Pa.s à 25°C.

Son point de fusion est -54°C.

Il est utilisé en catalyse et en synthèse.

 

            - Sels de pyrrolidinium

 

·         N-Butyl-N-méthylpyrrolidinium pour le cation et bis(fluorosulfonyl)imide pour l'anion

PYRROLIDINIUM.gif

de formule moléculaire C9H20S2O4N2F2 est un composé hydrophobe.

Son point de fusion est -17,7°C.

Il est utilisé dans le stockage d'énergie (super condensateurs).

 

·         N-Butyl-N-méthylpyrrolidinium pour le cation et l'hexafluorophosphate pour l'anion

PYRROLIDINIUM2.gif 

de formule moléculaire C9H20F6NP est un composé hydrophobe, soluble dans l'acétonitrile.

Son point de fusion est 85°C.

Ses applications sont multiples : en synthèse, en catalyse, en biotechnologie mais aussi dans les séparations et les extractions.

 

            - Sels de pipéridinium

 

·         N-méthyl-N-propylpipéridinium pour le cation et bis(trifluorométhanesulfonyl)imide pour l'anion

NPROPYLNMETHYL.gif

de formule moléculaire C11H20F6N2 , de densité 1, est un composé hydrophobe, soluble dans l'acétone et le dichlorométhane.

Son point de fusion est 12°C.

Sa viscosité dynamique est 151.10-3 Pa.s à 25°C.

On l'utilise en synthèse, en catalyse, pour les extractions et en biotechnologie.

Dans les accumulateurs au lithium, il est peut-être appelé à remplacer l'électrolyte actuel qui est, en général, de l'hexafluorophosphate de lithium LiPF6 en solution dans le carbonate d'éthyle,

CARBONATEDETHYLE.gif

6) Préparations des liquides ioniques :

Il existe de très nombreuses préparations, qui dépendent de la structure des liquides ioniques.

Nous donnerons un exemple pour ceux de type N-alkylimidazolium.

 

v  Principe :

            - On part d'une molécule de N-alkylimidazole qu'on "quaternise"avec un halogénoalcane.

LIQUIDIONSYNTH1.gif

 

Remarque :

Il s'agit d'une substitution nucléophile ; les halogénoalcanes les plus utilisés étant les chloroalcanes, les bromoalcanes et les iodoalcanes ; La réaction sera  plus rapide dans l'ordre I>Br>Cl. La longueur de la chaîne influencera aussi la vitesse ; plus la chaîne sera longue et moins la vitesse sera grande.

 

            - On peut ensuite changer par métathèse l'anion obtenu par "quaternisation" (l'ion halogénure résultant de l'halogène de l'halogénoalcane) afin d'obtenir le couple anion-cation recherché en fonction des propriétés voulues.

 

SYNTHLIQUIDION2.gif

Remarque : l'échange d'anion par résines est peu répandu pour les préparations à grande échelle.

 

v  Exemple :

SYNTHLIQUIDION3

On peut travailler au micro-ondes, puissance 240W (on chauffe puis on agite alternativement toutes les 20 secondes) et on obtient un rendement de l'ordre de 80% en moins de deux minutes.

Il faut cependant remarquer que cette technique ne peut s'appliquer qu'à de faibles quantités de réactifs.

On peut travailler au bain d'huile à 100°C mais il faudra chauffer et agiter pendant au moins 24h pour le même rendement.

 

Remarque : L'alkylation décrite pour les liquides ioniques de type N-alkylimidazolium peut se généraliser pour ceux de type alkylpyrrolidinium ou alkylphosphonium.


Annexe 1 : Principe d'une pile thermique

Une pile thermique est constituée de plusieurs cellules associées, chaque cellule étant elle-même formée :

            - D'une anode, en général un alliage de lithium.

            - D'un séparateur qui est un électrolyte : liquide ionique, solide à température ambiante.

            - D'une cathode formée de sulfure de fer (FeS2) par exemple.

Entre deux cellules, des compositions chauffantes (Fe + KClO4) destinées à maintenir l'électrolyte liquide, initiées par un inflammateur (Zr + BaCrO4) quand on a besoin d'utiliser la pile.

Elles peuvent se conserver des dizaines d'années sans s'altérer (elles ne fonctionnent pas quand l'électrolyte est solide) et démarrent en quelques dixièmes de seconde lorsqu'on souhaite les utiliser.

Elles sont surtout utilisées dans le domaine militaire : systèmes de sécurité, électronique embarquée dans des engins de natures diverses. 


Annexe 2 : Utilité des liquides ioniques avec cations chiraux

On peut en partant de deux réactifs non chiraux obtenir par réaction chimique une molécule chirale, généralement sous forme d'un racémique c'est-à-dire un mélange équimolaire des deux énantiomères.

On connaît plusieurs façons de favoriser l'apparition d'un des énantiomères lors de la réaction ; la synthèse est alors qualifiée d'asymétrique. L'excès énantiomérique (ee) exprimé en % permet de quantifier la quantité de l'énantiomère dominant qui excède la quantité de l'énantiomère opposé.

Parmi les méthodes favorisant la formation d'un des énantiomères il y a l'utilisation d'un solvant ayant un centre de chiralité.

On comprend alors aisément l'intérêt de pouvoir utiliser comme solvant, un liquide ionique avec cation chiral.

 

Un exemple de cation chiral (placé entre crochets) d'un liquide ionique :

TRIFLATEION.gif

Il est utilisé en synthèse asymétrique, par exemple dans la synthèse de Baylis-Hillman :

 

PILETHERMIQUE.gif

Le catalyseur utilisé étant le 1,4-diazabicyclo[2,2,2]octane

DABCO.gif

encore appelé DABCO.

L'excès énantiomérique de cette réaction est 44%.