LE « MIEL DE ROSEAU »
(Schilfhonig)
Wolfgang WERNER – Münster

L'auteur remercie Anne-Sophie Gomez pour la traduction.


Il s'agit du complément d'un article paru sous le titre "Le Sucre".


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L’expression « miel de roseau » peut à juste titre surprendre, dans la mesure où c’est habituellement dans les fleurs que les abeilles collectent le nectar. Or le roseau est un végétal qui ne donne aucune fleur et ne sécrète par conséquent aucun nectar. « En Inde, il existe un roseau capable de produire du miel sans l’entremise des abeilles. ». C’est ce que notait, dans son journal, Néarque, compagnon d’Alexandre le Grand (356–323 avant J.C.) lors de sa campagne d’Inde.
Pline l’Ancien (23–79) a, tout au long des 37 tomes de sa Naturalis historia, consigné le savoir de son temps et a ainsi permis qu’il soit transmis aux générations futures. Aussi des traités datant du Moyen Age et écrits en latin se réfèrent-ils souvent à cette œuvre qui constitue le fondement des sciences naturelles. Entre 1973 et 1974, le Professeur H. Olbrich, conservateur du musée du sucre de Berlin, a publié une sélection de thèses qu’il a traduites et réunies sous le titre "Contributions à l’histoire de la production et de l’industrie sucrières" (voir notes 1,2, 3, 4,5).
Du fait qu’il s’agit de thèses ayant été soutenues dans des facultés de médecine, le sucre y est avant tout considéré dans sa dimension curative. C’est également la raison pour laquelle Dioscoride s’y trouve fréquemment cité. Pedanius Dioscoride (environ 40–90 après J.C.) a en effet décrit, dans son ouvrage de materia medica, 600 plantes médicinales, et ce manuel de pharmacologie a fait autorité durant 1500 ans.

Le « sel des Indes »

Dans sa thèse, Andreas Rohr (note 1) cite la définition que donne Dioscoride du « sel des Indes » (cf. chapitre 75 du livre V) : « le sel des Indes est une substance présentant l’aspect des cristaux de sel, blanchâtre et friable, issue d’un roseau poussant dans les bienheureuses contrées d’Arabie et dont le goût n’est pas sans rappeler celui du miel. ». Rohr poursuit : « Le sel des Indes, encore nommé zuccarum, est tiré du roseau grâce à l’action des rayons du soleil, puis transformé en une substance proche du sel. ». Selon Höcher (note 2), la plante « sécrète du sucre à l’état pur ». Il affirme toutefois que la canne à sucre de Madère n’en produit qu’une faible quantité.
Claude de Saumaise (1588 -1658) – appelé, après sa mort, Claudius Salmasius – a pour la première fois exprimé, dans l’écrit sur le sucre qu’il avait dédié aux médecins de Paris, et auquel nous avons accès grâce à une réimpression posthume, l’idée selon laquelle le sucre de l’Antiquité ne serait pas le même que le sucre que nous connaissons actuellement. Il y affirme encore que les Anciens ignoraient l’origine du saccharum et que la plupart d’entre eux pensait qu’il s’agissait en réalité de rosée tombée du ciel.
Sénèque (1–65 après J.C.) raconte dans l’une de ses lettres (n° 84) : « A en croire ce que l’on raconte, on aurait découvert, en Inde, du miel sur les feuilles de roseaux. Celui-ci proviendrait soit de la rosée, soit de l’épaississement de la sève (note 6).
La remarque suivante permet de comprendre pourquoi le sucre est appelé « sel des Indes ». Pline note en effet : « L’Arabie produit certes du sucre (saccheron) ; mais celui qui provient d’Inde est plus célèbre. ». Nous savons aujourd’hui que l’Arabie n’a pu être un lieu de production du sucre, mais qu’il s’agissait plutôt d’une étape commerciale sur la route du sucre.

La canne à sucre

Pline distingue 20 espèces de roseau (cf. Livre 16, chapitre 36), dont certaines ne nous sont plus, de nos jours, familières. Jacobus Theodorus Tabernaemontanus (que Rohr appelle Tabermontanus), originaire de Bergzabern et auteur, en 1588, d’un ouvrage, intitulé « New Vollkommentlich Kreuterbuch » (« Le nouveau grand livre des plantes et des végétaux »), ne distingue, dans son « Herbarium » (chapitre 38, 6ème section), que six sortes de roseaux. Pour lui, la canne à sucre s’appelle encore « roseau à sucre » ou « bambou à miel » (voir note 7).
Le sel des Indes, censé provenir d’un roseau et en suinter sous l’effet des rayons du soleil, correspond en réalité à la sève sucrée de la canne à sucre. Celle-ci s’écoule soit d’elle-même, soit sous l’effet d’un insecte nuisible, et se trouve séchée par l’action du soleil. Tabernaemontanus (voir note 7) se réfère à Dioscoride (Livre 2, chapitre 71) et à Galien (130–190) (dans le livre 7).
Salmasius (voir note 4) a lu chez Avicenne (à l’origine « Ibn Sina », dont le nom est devenu, en latin, Avicenne, 980–1037), que, sous l’action du vent, les roseaux frottaient les uns contre les autres et que de telles frictions produisaient du feu, censé faire brûler le roseau indien (canne à sucre ou bambou ?). La cendre issue de la combustion du roseau correspondrait, selon Averroès (philosophe et médecin arabe originaire de Cordoue, 1126–1198), à ce que l’on nomme le tabaxir.
Il ne fait aucun doute que le souffle du vent endommageait les roseaux de l’époque. Tandis que la canne à sucre cultivée de nos jours est à ce point solide et ligneuse que même une entaille pratiquée avec une lame de couteau ne provoque qu’un mince écoulement de sève (voir note 8). Afin de recueillir la sève de la canne à sucre, les fermiers-agriculteurs brésiliens utilisaient un pressoir tiré par deux ou quatre bœufs (voir note 8). La sève est décrite comme un liquide blanchâtre et visqueux qui, sous l’effet du soleil, devient aussi dur que de la pierre ponce.
La canne à sucre comporte de nombreuses variétés de plants, lesquelles sont pour la plupart éphémères. Les tiges sont  hautes de 4 mètres environ et comportent des feuilles qui, à cause d’amas d’acide silicique, présentent une arête vive.
Si la canne à sucre est depuis longtemps objet de culture, on tente de nos jours d’en améliorer la production grâce aux apports de la génétique. Aux Etats-Unis, on recense ainsi 55 espèces de canne à sucre OGM autorisées, contre 6 en Australie. La teneur en sucre de la sève de canne atteint aujourd’hui 18%.

Le sucre solide

Rohr (note 1) écrit encore, dans sa thèse : « Depuis que les habitants de la patrie de sucre (Rohr désigne par là les contrées où la canne à sucre se trouve cultivée) ont compris (au 18ème siècle) qu’ils obtiendraient, par décoction des tiges de canne broyées, une bien plus grande quantité de sucre, ils ont, même si cela impliquait une plus grande quantité de travail, abandonné la méthode décrite par Dioscoride. Le jus sucré mijote à feu doux, jusqu’à ce qu’il obtienne la consistance du sel  (c’est-à-dire jusqu’au début du processus de cristallisation, puis on le déverse dans des vases de terre ou dans des entonnoirs en forme de cloches. La pointe de ces récipients en forme d’entonnoir est ouverte afin que le reste de liquide puisse s’écouler (on parle de « sirop restant » / sirop d’écoulement ). Après avoir reposé un certain temps dans de tels récipients et après s’être un peu plus encore solidifié le cône de sucre (encore appelé pain de sucre) est extrait, séché, puis, dans un lieu réservé à cet effet, durci au-dessus d’une flamme très douce. ». Le procédé permettant d’obtenir du sucre solide était déjà connu, du moins dans ses grandes lignes, en Perse.
On raconte que l’obtention de sucre solide à partir du jus de la canne à sucre est une découverte indienne : en l’an 650 avant J. C., l’empereur chinois Taitsung (627-650) (dynastie des Tang) aurait envoyé des hommes à Mokoto en Inde (aujourd’hui appelée Bihar) afin d’apprendre cette technique (voir note 9).
Darius 1er (549–486 av. J. C.) a permis l’expansion de l’empire perse jusqu’à l’Indus. C’est ainsi que la canne à sucre est arrivée jusqu’en Perse. C’est au plus tard en 619 que le « schi-mi » (« miel de roche ») a été introduit en Chine. Marco Polo, dont les voyages ont eu lieu dans les années 1270–1295, rapporte qu’il a assisté, dans diverses provinces, à la fabrication de sucre, et que quelques personnes venues de Babylone ou du Caire se trouvaient là, qui enseignaient l’art de « raffiner le sucre ».
Au VIIème siècle, les Arabes arrivèrent en Perse, où ils se familiarisèrent avec la canne à sucre et avec la fabrication du sucre. Un savoir-faire qu’ils diffusèrent ensuite à travers leur empire, c’est-à-dire tout autour du bassin méditerranéen.
Le « saccharum taberzeth » (ou tabazeth) obtenu en Perse à partir de la canne à sucre était réputé pour être si dur qu’il fallait, pour le casser, employer un marteau (voir note 3). L’appellation « tabarzeth » (ou tabaschir, selon la transcription adoptée) provient du terme persan tabaxi, qui signifierait « lait de roche » et désignerait du lait ayant durci jusqu’à avoir l’aspect d’un roc. Or le bloc de cristaux obtenu par la cuisson de la sève de canne à sucre correspond bien à la définition du tabarzeth.
Les éclats de sucre étaient emballés dans des caisses et expédiés à l’étranger. Le terme français de cassonade, désignant du sucre brut (ou sucre brun) est dérivé du verbe casser.

Du sable dans le sucre ?

Pline écrit (livre 12, chapitre 17) : « L’arabie produit aussi du sucre (saccaron). Mais celui provenant d’Inde est plus célèbre. Il s’agit de miel collecté sur les roseaux, blanc comme de la sève de caoutchouc, qui craque sous la dent, de la taille d’une noisette, et dont l’usage est exclusivement médical. ». Si les avis divergent lorsqu’il s’agit de déterminer si le saccharum des anciens était du sucre ou s’il s’agissait plutôt de concrétions opalines de la taille d’un petit pois et contenant de l’acide silicique, concrétions situées entre les nœuds du bambou, cela est peut-être dû à la confusion entre bambou et canne à sucre (roseau indien), ainsi qu’aux différentes significations du terme tabaxir. Telle est également l’explication fournie par le médecin et botaniste portugais, Garcia de Orta (1499–1568), qui exerça à Goa (en Inde) (voir note 9). Dans la langue persane actuelle, le tabaxir renvoie par exemple plutôt à du sucre candi.
Nous aurions aujourd’hui tendance à penser que l’effet de « craquement sous la dent » est dû aux cristaux de sucre ; mais il aurait aussi pu s’agir de sable (acide silicique). Du fait que le sucre était une denrée très onéreuse, on peut penser que les marchands y mêlaient du sable, espérant par cette contrefaçon accroître le poids de leur marchandise. Visuellement, la contrefaçon serait passée inaperçue, et s'agissant de sel encore plus, mais un test de goût aurait rapidement permis de la déceler. On ne compte plus aujourd’hui, dans les pharmacopées, les expériences et les recettes permettant d’identifier du sucre et de prouver sa pureté. Cependant, les thèses que nous évoquions sont trop anciennes pour comporter de telles expériences. Et nous ne possédons plus, actuellement, d’échantillon d’époque susceptible d’être exploité.

Le plus ancien échantillon de sucre solide (voir note 10) a été importé de Chine vers le Japon grâce à deux moines et médecins bouddhistes en 753 (ou 755). Ils le conservèrent avec le trésor impérial, sous le nom de Shô tô (sucre de canne). E. O. von Lippmann (voir note 10) se réfère à une publication américaine datant de 1932. Selon un article paru au Japon dans les années 1950 (voir note 11), le prêtre et médecin chinois Ganjin (688–763) a importé cet échantillon au Japon en l’an 754, dans un but thérapeutique. Cet échantillon aurait été conservé dans l’une des trois « chambres au trésor » du palais impérial de Nara. Dans le registre daté de 756, cet échantillon apparaît sous le nom de shato (sucre de canne), mais il a très probablement été égaré. En effet, il ne figure plus dans les registres de 787 pas plus que dans ceux parus ultérieurement. Il fait également défaut dans l’actuel registre des trésors de la cour impériale (note 12).



Bibliographie :

Contributions à l’histoire de la production et de l’industrie sucrières, éditées par H. Olbrich

1) Volume 1 (1973) : Sur la canne à sucre. Thèse en médecine soutenue en 1719 par Johannes Andreas Rohr.

2) Volume 4 (1975) : Sur le sucre. Traité de 1698. Par Johannes Adam Höcher.

3) Volume 6 (1976) : Sur le sucre. Remarques sur le sucre, datées de l’an 1763. Par Anton Wilhelm Plaz.

4) Volume 9 (1977) : Ecrit sur le sucre de Paris (1663). Par Claudius Salmasius.

5) Volume 10 (1977) : Sur le sucre. Traité de 1689. Par Anton Deusing.

6) E. O von Lippmann : Histoire du sucre. Berlin : Springer Verlag, 1929 (= 2ème édition).

7) www.kraueter.ch/_texte/zuckerrohr_zucker.htm
(extrait de l’ouvrage de Jacobus Theodorus Tabernaemontanus. Edition de 1625).

8) Je remercie mes collègues égyptiens et brésiliens pour les informations qu’ils m’ont fournies au sujet de la canne à sucre.

9) Je remercie M. le Professeur Eloir Schenkel (F. C. Florianopolis, S. C. Brésil) pour cette indication.

10) E. O von Lippmann : Contributions à l’histoire des sciences naturelles et de la technique. Volume II (page 230 et suivante). Edition de R. von Lippmann. Verlag Chemie, 1953.

11) Shôsôin Yakubutsu : Remèdes et médications au sein du trésor impérial. Ôsaka, 1955.

12) Je remercie Madame Ryuko Hasunuma de l’Institut culturel japonais de Cologne pour cette information.



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